Le rapprochement orthodoxe sur la question abkhaze
Après une récente rencontre entre les Patriarches des Églises orthodoxes de Géorgie et de Russie, une déclaration inattendue a été émise : les deux parties sont d’accord pour trouver une solution sur le « schisme » de l’Église d’Abkhazie (entité située en Géorgie, dont le statut est disputé). Un rapprochement qui pourrait relancer la question de la province auto-proclamée indépendante.
Religion, identité et schismes en ex-URSS
L’Église orthodoxe a eu un rôle important dans la structuration des identités, de par sa décentralisation. Si Constantinople a une prééminence théorique, d’autres Patriarcats régionaux existent et les décisions se font de manière collégiale. La Géorgie est l’un des premiers pays à adopter le christianisme comme religion d’État avec l’Arménie et l’Éthiopie, et elle est la seule des trois à rester chalcédonienne (c’est-à-dire acceptant la définition donnée au concile de Chalcédoine en 451), donc proche de Byzance, mais avec une certaine indépendance. Cette église est l’une des fiertés du peuple géorgien, qui a très mal vécu sa relégation en tant qu’Église autonome de l’Église orthodoxe russe lors de l’annexion du Royaume par Moscou. Au 19ème siècle, les peuples orthodoxes qui cherchent à s’émanciper de l’Empire ottoman mais aussi du Patriarcat – hellénophone – de Constantinople, adoptent leurs propres Églises nationales (bulgare, serbe, roumaine…). Par la suite, ce sont les peuples d’ex-URSS devenus indépendants qui cherchent à s’émanciper. L’Ukraine tente ainsi d’avoir une Église indépendante de l’Église russe. La religion devient alors un facteur d’identité nationale.
C’est une situation similaire qui se déroule avec les Abkhazes. Peuple caucasien de la mer Noire, ceux-ci ont toujours vécu dans une relative autonomie, y compris lorsqu’ils sont sous la souveraineté de Tbilissi. Divisés entre orthodoxes et musulmans sous l’Empire ottoman, ces derniers fuient la région avec l’annexion puis la terrible répression russe au XIXème siècle. Sous l’URSS, les Abkhazes se voient créer une province autonome au sein de la RSS de Géorgie, où ils sont toutefois minoritaires. À l’indépendance de cette dernière, l’Abkhazie proclame son indépendance, débouchant sur l’un des multiples conflits de la guerre civile géorgienne. Si le conflit se calme en apparence, il est relancé en 2008. L’indépendance de l’Abkhazie est alors reconnue par la Russie, qui déploie des troupes dans cette région. En 2009, dans un réflexe identitaire prévisible, l’Église orthodoxe d’Abkhazie se déclare indépendante de l’Église orthodoxe géorgienne. En 2011, un schisme éclate au sein de l’Église d’Abkhazie, entre ceux qui veulent se rapprocher de l’Église russe et ceux qui veulent rester autonome.
L’Abkhazie dans la géopolitique orthodoxe
La déclaration conjointe des Églises russe et géorgienne afin de trouver une solution à ce schisme interne est perçue par certains observateurs comme un moyen pour Moscou de développer plus encore son influence. Bien que l’indépendance abkhaze ait été reconnue par la Russie, la petite région de la mer Noire ressemble plus à un protectorat russe qu’à un véritable État. En s’impliquant dans les affaires de l’Église abkhaze, le Patriarcat russe y développe son influence. De l’autre côté, si l’Église géorgienne participe à cette résolution, cela va être mal perçu par les Abkhazes qui ne veulent surtout pas d’une « ingérence » de l’ancienne puissance tutélaire. Cette déclaration commune semble donc surtout à l’avantage de la Russie.
Cependant, si peu de résultats sont à attendre de cette médiation inter-orthodoxe, on peut y voir une main tendue entre les deux pays qui ne se parlent plus. Moscou reconnaît également l’importance de la Géorgie dans cette question, malgré la reconnaissance d’indépendance abkhaze par la Russie. Est-ce une façon pour le Kremlin de se rapprocher de la Géorgie ? Un moyen d’obtenir le soutien de l’Église géorgienne dans la question de l’indépendance de l’Église orthodoxe ukrainienne ? Le Patriarcat de Moscou ne reconnaît pas cette dernière, mais Constantinople y est favorable, il faut donc se trouver des alliés.
Néanmoins, il ne faut pas imaginer un changement radical sur la question abkhaze. La population, bien qu’à 60% chrétienne, a des minorités musulmanes, païennes ou athées. Les chrétiens sont eux-mêmes divisés entre Abkhazes, Géorgiens, Arméniens et Russes, qui ont chacun des Églises différentes. Au-delà des querelles confessionnelles, c’est bien de conflit politique qu’il s’agit en Abkhazie. Toutefois, ce rapprochement orthodoxe russo-géorgien relance la question abkhaze et reste intéressant pour comprendre l’évolution future de ce conflit gelé.